Un mental d'airain, inflexible, inaltérable. Une force
capable de faire abstraction de la douleur, de la faire taire ou de la dompter.
Une force qui te permet de faire un pas supplémentaire alors que cela fait
longtemps que tu n'en as plus les capacités physiques.
Voilà ou se trouve la clef du finisher.
En avoir n'est pas forcement gage de réussite. Tant
d'imprévus peuvent subvenir en 240 kms. Mais en manquer, est à coup sûr
synonyme d'échec.
Aujourd'hui, j'ai découvert qu'au delà de cette force
indispensable, une autre beaucoup plus sélective rentrait en ligne de
compte : le mental de performer.
Là ou celui de finisher te permet d'atteindre ton but dans
les délais impartis, celui de performer va au delà. Tu sais que tu vas finir
mais tu continues à te faire mal pour aller toujours plus vite. Guerrier dans
l'âme. Stephane Ruel en est le parfait exemple : mort, vomissant tripes et
boyaux, atteint de malaise vagal, l'homme se relève et repart à 12 km/h comme
si de rien n'était. Pas de place pour le doute, atteindre l'arrivée le plus
rapidement possible en emprisonnant ses faiblesses physiques dans une camisole
mentale.
En franchissant la ligne d'arrivée, point d'effusion
excessive ni de joie démesurée mais ce paradoxe difficile à admettre : je
suis finisher mais pas performer. Je n'en suis pas capable . Passagèrement ou
éternellement, l'avenir nous le dira.
Ces résultats me font penser à ma scolarité :
« bien mais en garde sous la semelle ». Peut être devrais je
affronter des barrières horaires plus ardues pour révéler ce que j'ai ou pas
dans le bide.
Tout n'a pourtant pas été simple durant ce long périple.
Résumer 240 kms en quelques lignes est impossible tellement le flot de
sensations oscille entre la plénitude totale et l'agonie extrême. Tout est
décuplé. La fatigue aidant, les émotions sont exacerbées. La moindre marque de
sollicitude peut vous rebooster pour deux heures. La moindre contrainte vous
envoyer au fond du trou un bon moment.
Le rôle de l'accompagnateur est ici primordial. Il assure,
certes , la logistique, vous chouchoute aux ravitos mais vous renvoie aussi
l'image de votre forme. C'est vous qui courez et c'est peut être lui qui
souffre le plus. Au travers de ses yeux, vous sentez son inquiétude poindre au
grès de votre détérioration physique.
Ma femme a encore joué ce rôle et de nombreux concurrents me
l'ont envié. Elle a assuré au delà de ce que je lui demandais avec deux nuits
blanches, une patience infinie et un accompagnement permanent d'écluses en
écluses.
Sans elle, je ne crois pas que j'y serai arrivé.
Avec elle, je sais que je ne courrais jamais seul.
Place à la course. La présentation en est simple : 240
kms entre le phare des onglous à Maseillan et Toulouse le long du chemin de
hallage du canal du midi. Difficultés principales : les racines, les
pierres, le changement de rives, les ascensions répétées des écluses et
surtout, la chaleur.
Début juillet, la canicule sévit dans le nord. Ne riez pas,
il fait vraiment chaud. Ventilo à fond, bouteille d'eau à portée de main, je
consulte le site de météo France pour me rendre compte des prévisions à 7 jours
dans l'Hérault, l'Aude et la Haute Garonne qui accueilleront la réjouissante
Ballade de Riquet.
Pas d'amélioration en perspective. Ça va cogner dur, ça va
cogner fort et cela va faire des dégâts. Dans cette perspective, je me force à
aller courir en plein cagnard, pour m'habituer au mieux aux conditions qui vont
se présenter. Grand bien m'en a pris. La première journée de course fut un
enfer. Un accompagnateur vélo me montrera son thermomètre : 47°c. Affreux.
Affreux, mais pas tout de suite. Au départ, à l'ombre du
club de voile les concurrents envahissent le canal du midi pour faire
connaissance avec le chemin de hallage qu'ils vont devoir affronter durant 240
kms. On sent les vieux de la vieille , habitués à ce type d'épreuve.
Car côté
couillus, l'intégrale présente ce qui se fait de mieux en terme d'ultra
endurance française. Le peloton dispose d'un CV long comme le bras :
spartathlon, nove colli, ultrabalaton , sakura michi, badwater … qui laisse
envisager un pourcentage de finisher conséquent.
Lorsque la meute est lâchée, je commence immédiatement à me
jeter sur les moindres zones d'ombre et à tremper ma casquette régulièrement
dans le canal. Je pars doucement à 8,5 km/h et bois automatiquement à chaque km
ma boisson overstim que j'arriverai à tolérer jusqu'au bout. Les platanes se
font de plus en plus rares. Les rayons du soleil plombent l'atmosphère déjà
saturée par la stridulation incessante des cigales. La poussière du chemin vole,
emportée par nos foulées rasantes.
Km 15, Vias plage, ravito improvisé par un suiveur. Je
l’atteins et il n'y a déjà plus d'eau. Aucune inquiétude, ma femme est là.
D'autres concurrents arrivent déjà à sec. Nous dépannons certains mais leur
mauvaise gestion hydrique leur coûtera
probablement cher.
Car au fur et à mesure de l'avancée des kms, les abandons se
succèdent. Certains coureurs râlent face à la pénurie de ravitos ou à l'absence
de solide sur ceci. Pourtant , le road book est clair et nous en disposons
depuis une bonne quinzaine de jours. Suffisamment longtemps à l'avance pour
l'analyser et prévoir.
Et prévoir parfois jusqu'à l'imprévisible ...
30ème km, Béziers. Ça tape toujours. Le canal en contre bas
ne me permet plus de tremper la casquette. Je surchauffe et commence à
ressentir un mal de ventre. Quelques oasis de fraîcheur nous permettent encore
d'avancer. Un tuyau avec de l'eau fraîche,
un suiveur avec une douchette manuelle nous aspergent
allègrement. L'heure est au rafraîchissement coûte que coûte. Sa température
corporelle doit baisser au risque de bâcher prématurément.
Dans une des nombreuses zones non ombragées, je sens mon
dos, mon short, mes jambes se tremper. Cela coule d'un coup, façon perte des
eaux. Je perds une bonne partie de mes réserves si précieuses. Verdict :
poche à eau percée. Comment et pourquoi n'ont aucune importance et restent
d'ailleurs encore un mystère mais les conséquences sont catastrophiques.
Dans mon malheur brille une lueur de chance. Nous sommes à
Béziers et chez les biterrois, il y a un décathlon. Passage express sur
internet pour récupérer l'adresse, aller retour de ma femme pendant lequel je
vais gérer mes réserves et rendez vous une dizaine de bornes plus loin pour
changer la poche.
Survivor jusqu'au bout des ongles et chanceux au delà de
tout. La réussite ne tient parfois qu'à un fil. Le même fait de course en
pleine nuit ou un dimanche et ma course s'arrêtait aussitôt commencée.
Ce manque passager de liquide ne m'a pas pénalisé. Seul le
short imprégné de boisson sucrée colle les poils de mes fesses et de mes
jambes. Lorsque je m'assoie et que je me relève, j'ai droit à une sensation
inconnue d'épilation du maillot. Oh putain le calvaire. Mais j'ai au moins le
cul qui sent le citron …
Les kms défilent. J'en profite pour admirer ces miracles
architecturaux : les écluses de forserannes,
le tunnel du Malpas … Je ne
m'attarde guère préférant rester dans ma bulle solitaire.
Car la solitude règne ici en maître. Nous somme toujours
seuls. Nous nous croisons parfois, échangeons toujours deux ou trois mots de
réconfort mais nous nous séparons immédiatement pour poursuivre nos stratégies
de course.
La mienne est toujours aussi simple : gère et cours
tant que tu peux. Lorsque cela s’avérera impossible passe à l'alternance
marche/course.
16h00. La température extérieure atteint son apogée. L'air
est irrespirable. L'onde verte à ma gauche offre une fraîcheur qui nous est
interdite. Tous les platanes sont coupés. Il ne reste rien pour s'abriter. Je
lorgne sur la rive gauche qui dispose encore d'une végétation bien fournie mais
elle aussi est inaccessible.
Cela frôle la limite du supportable. La chaleur émane de
partout, le paysage jauni, la poussière volante, sèche et un engin de chantier
au métal brûlant nous accompagnent jusqu'à Colombiers. A l'horizon l'image se
voile sous l'effet de la canicule.
Le canal du midi. Platanes, cigales, péniches et soleil.
Bucolique.
Le canal du midi. Platanes, cigales, péniches et soleil.
Infernal.
Les sources de satisfaction se font déjà rares alors que
nous atteignons seulement les 40 kms. Le rêve d'un tuyau débordant d'eau
fraîche se réalise finalement à Colombiers.
J'en pleurerai. Je me contente de m'y jeter dessus et de
m'asperger de haut en bas à de nombreuses reprises. Le corps s'imprègne de
cette sensation de fraîcheur, un peu moins écrasé par la température ambiante.
Dégoulinant mais revigoré, je repars à l’assaut du reste de
l'aventure. Évidemment, cinq minutes après cette pause salvatrice, mes
vêtements sont déjà secs et poussiéreux.
La fin d'après midi fait son apparition . Le soleil couchant
tient ses rayons assassins éloigné de nous. Le moment est agréable pour courir.
Je rencontre enfin des coins que je connais lors de la jonction du canal du
midi avec la robine (km 75). La robine est un canal qui passe par Narbonne,
chez moi. Tourner sa tête et pouvoir dire « maison » à quelque chose
de rassurant.
Coup d'oeil au road book afin de ne pas se tromper de sens et de pouvoir analyser
la suite du parcours : « km 79 : pont Saint Rome, franchir le
pont pour passer rive droite ». L'intitulé est clair et je l'applique à la
lettre. Je grimpe un des multiples raidillons pour atteindre ledit pont,
traverse le canal, enjambe la barrière de sécurité et me retrouve au sommet
d'un mur de deux bons mètres de haut au pied duquel s'étend un magnifique
bosquet de ronces.
C'est là, a posteriori, qu'on se rend compte,que la clarté
mentale avait du s'effriter dans la torpeur estivale. A aucun moment, l'idée
que je puisse m'être trompé m'a traversé l'esprit. J'ai râlé, comme d'habitude,
enguirlandé ces incapables d'organisateurs pour nous avoir fait franchir des
obstacles inutiles et trouvé une solution pour continuer mon périple.
Après 80 bornes, mon élasticité musculaire est proche de
celle d'une grand mère grabataire. A base de reptation, d'escalade en cherchant
des prises entre les pierres du mur, j'ai essayé, en vain, d'atteindre la base
de cette verticalité.
N'en pouvant plus, je me suis souvenu de mes cours de
physique. Tout corps lancé, tombe irrémédiablement vers le bas. Et c'est vrai …
sauf que mon prof de collège avait du oublier le bosquet de ronces dans sa
théorie. Je la complète donc : tout corps lancé , tombe irrémédiablement
vers le bas et se retrouve le cul criblé d'épines.
Oui, aujourd'hui mon cul a de la chance, il est en relief et
aromatisé au citron …
Cet épisode tragi-comique verra sa conclusion un km plus
loin lorsque le vrai pont Saint Rome fera son apparition.
Petit à petit, la lumière décroît. Nous y sommes enfin.
L'obscurité, la fraîcheur. Beaucoup ont fait le choix de temporiser durant la
journée afin d'envoyer dans ces moments nocturnes. La solitude dont je parlais
s'amplifie. Il n'y a plus rien, il n'y a plus personne. Les écarts sont tels,
qu'aucune lumière ne perce la pénombre devant comme derrière soit.
Je n'ai jamais eu peur de courir en pleine nuit. On y fait
des rencontres dont je raffole. Insectes, arachnides, reptiles, batraciens … la
faune locale profite de ces instants pour s'offrir une virée nocturne.
Je me sens bien, dans mon élément, d'autant que ma femme
m'épaule toujours malgré l'avancée progressive des heures.
Km 105, écluse de Puichéric. La barre des cent bornes est
dépassée. Symbolique, rien de plus, nous ne sommes même pas à la moitié. Je
sais que je vais retrouver mon épouse ici pour refaire les niveaux. La pauvre
commence à baisser pavillon et tente de voler une poignée de minutes de
sommeil. A quelques encablures de l'écluse, je croise un énorme crapaud. Le
plus gros depuis le début de la nuit. A croire qu'il a été placé là pour moi.
Ni une, ni deux, demi tour , je ramasse le batracien peu conciliant et en foulées légères pars offrir un ami à ma
chérie. Autant vous dire que le « oh tu es mignon d'avoir pensé à moi
dans ces moments difficiles ! » dont je m'estimais avoir droit a vite
fait place à un « oh putain c'est quoi ce monstre ! Fais le partir
vite ! » S'en est suivit un sprint de 50 mètres et j'ai dû me
préparer le ravito seul. Au moins fut elle, d'un coup, mieux réveillée.
Je pourrais rajouter dans mon carnet du parfait petit
entomologiste que la nuit, seuls les yeux des araignées reflètent la lumière.
Mes pieds commencent à me rappeler à l'ordre. Plus
précisément, les deux gros orteils. J'en ai l'habitude et je ne m'affole pas.
Je continue à courir au maximum , même si la marche à depuis quelques minutes fait son
apparition.
Le canal à ma droite, je poursuis ma progression vers ce but
dont je rêve depuis si longtemps : Toulouse.
Face à moi, je surprends trois frontales. L'avantage, en pleine
nuit et en ce lieu c'est qu'on comprend vite qu'il s'agit d'autres concurrents.
Le hic, c'est que ces halos dorés sont sur la rive opposée
et se dirigent en sens inverse. Erreur d'aiguillage. Pour eux, pas pour moi. Je
reste hyper attentif face à mon road book. Hors de question de se rajouter des
kms supplémentaires par manque de vigilance. On échange quelques cris au milieu
de nulle part. Le moment est irréel : 4 points lumineux qui discutent de
part et d'autre d'un canal en pleine nuit.
Petit à petit, je me rapproche du point médian de la
course : Trèbes. Physiquement, je tiens toujours le choc. Je ne suis
certes plus aussi aérien ni aussi souple mais j'avance sans trop de
difficultés. Les douleurs dans mes chaussures se font insistantes mais j'arrive
encore à gérer.
4h30 du matin. Je pénètre dans l'unique base de vie du
parcours à Trèbes. A peine posé, l'organisateur m'annonce qu'en partant tout de
suite, je peux récupérer la quatrième place. Alléchant … mais je préfère
assurer, nous ne sommes qu'à mi épreuve.
Je prends donc mon temps pour manger une belle assiette de
pâtes, pour me débarrasser de mes vêtements collants de sucre, pour me laver
sous un jet complètement glacé favorisant le retour veineux (voyons le côté
positif !) et pour m'allonger quelques minutes
sur un lit de camp. Le silence règne.
Je perçois les podologues œuvrer derrières moi et les
concurrents souffrir sous leurs doigts professionnels. Je m'abstiendrai de leur
rendre visite ayant trop peur de ne pouvoir repartir.
Ma femme en profite pour faire une belle sieste sous l’œil
vigilant d'accompagnateurs catalans qui la veilleront toute la nuit. Je n'ai
pas eu l'occasion de le leur dire, mais je les en remercie.
Toute bonne chose a une fin et il faut repartir car de longs
kms m'attendent encore.(120!)
Le jour s'est levé. Délesté de ma frontale, j'aligne
effroyablement quelques pas. Dès ce moment, chaque reprise sera un enfer qui
empirera avec l'avancée kilométrique. Il faut entre 500 m et un km pour
retrouver une certaine fluidité gestuelle qui puisse me permettre de courir.
Mais, lorsque c'est le cas, je cours facilement.
Afin de maintenir une cadence sympa, j'ai basculé sur une
alternance de 300 m de marche et 1,7 kms de course. Cette répartition me
conviendra longtemps.
Honnêtement , je me surprends à être plutôt en forme. Vu la
distance parcourue, j'enchaîne relativement bien même si j'attends avec
impatience autant que je crains avec effroi les pauses successives.
Entre deux écluses, je suis capable de rêver à la bonne
chaise qui m'attends quelques kms plus loin et à 200 m du but, sous un coup
d'euphorie, passer en trombe devant pour profiter de la forme du moment qui
risque de ne pas durer bien longtemps. Je l'ai dit, plénitude totale, agonie
extrême. Paradoxe quand tu nous tiens .
Km 133, traversée de Carcassonne. Nous quittons le canal
pour suivre des routes très empruntées. Le profil est cassant, le paysage
urbain. Cette parenthèse restera comme la moins enchanteresse du circuit .
Au rayon des trucs qui commencent sérieusement à déconner,
j'appelle la déminéralisation. En effet, je n'ai plus rien dans le sang pour
retenir le liquide que j'ingurgite. Tous les sels minéraux se sont évaporés
sous les coups de la canicule de la veille. Il ne reste que des traces blanches
sur mon tshirt comme un souvenir depuis longtemps oublié.
De fait, je bois et je pisse. Tout ce qui rentre, sort avec
deux kms de décalage. Autant dire que je vais parsemer le reste du parcours
d'une bonne soixantaine d'arrêt pipi. David est là et il marque son territoire !
Km 160, écluse de Brams. La chaleur aujourd'hui se fait
moins pressante. Par contre le vent de face s'est levé. Comme depuis des
heures, je cours. Pendant 240 bornes je vais longer ce canal sans qu'à aucun
moment la monotonie des lieux n’emporte. Les platanes sont mes amis, ils me
protègent du soleil et le bruissement de leur feuillage dans le vent occupe mon
esprit.
Je capte un mouvement derrière un arbre. Un gars planqué, à
l'affût, prêt à me sauter dessus. C'est quoi ce délire ? Je m'écarte
légèrement, juste à temps pour reconnaître mon père qui s'élance à mes côtés
pour une poignée de minutes.
Je reste pantois en comprenant qu'il vient de se libérer de
son travail, et de se farcir 3 h de route pour m'encourager quelques instants.
Voilà une des fameuses marques de sollicitude qui peut vous
rebooster. La foulée efficace, l'allure inarrêtable, j'oublie complètement
l'épuisement à sa seule vue.
Son départ me plongera aussi profond que sa présence m'a
élevé. Contre coup assassin. La fatigue envolée m'assaille à nouveau au
centuple. Je chancelle , tangue sous les coups de boutoir de mon
désespoir. Premiers gros instants de doute. Pas pour savoir si je vais finir
mais en combien de temps je vais arriver à me traîner vers cette ligne finale.
Dur, d'autant que je n'arrive plus à trouver le courage de
courir.
Tant bien que mal, j'atteins Villepinte ou je m'autorise un
arrêt dodo afin de me refaire la cerise.
Dormir, dormir pour oublier, dormir pour mieux repartir. Le
sommeil a le pouvoir rassurant de régénérer l'esprit. Mes jambes sont toujours
fatiguées mais ma tête accepte de les faire trottiner.
J'en profite évidemment pour franchir de nombreuses écluses
rapprochées symbolisées par autant de petites côtes et pénétrer dans l'antre du
Cassoulet : Castelnaudary, km 177.
La traversée de la commune reste ici sympathique et plutôt
ombragée. Mon état de forme se dégrade à nouveau. Je ne dispose désormais que
d'une autonomie d'une quinzaine de kms avant de baisser pavillon et de errer
comme une âme en peine sur les abords du canal.
Rive gauche, je parcours un chemin en train d'être refait.
Un véhicule de chantier arrive face à moi en arrosant le sol pour fixer la
poussière. Son envergure est telle que je dois grimper un raidillon sur le côté
pour m'extraire de son champ. Un calvaire.
Je m'accroche aux racines qui se déterrent sous mon poids,
me hisse tant bien que mal en hauteur juste le temps de laisser passer le
camion citerne. Tant d'efforts , tant de dépenses pour pratiquement rien.
L'obstacle franchi, je cours à nouveau au milieu de ce mélange boueux dont je
n'arrive plus à apprécier la fraîcheur.
Le plaisir m'a depuis longtemps quitté. Je sais que je vais
finir sans problèmes dans les temps et j'ai beaucoup de mal à trouver une
motivation pour me forcer à avancer plus vite. Le mental de performer dont je
parlais au début ne m’effleure même pas. Je suis vide. J'ai mal. Mes orteils me
font souffrir, mes plantes de pieds me donnent l'impression d'être hérissées de
gravillons alors qu'après moultes vérifications, mes chaussures demeurent
vides.
Et le road book qui s'en mêle … erreur kilométrique. Deux
bornes bonus .
Le passage entre le port de Ségala (km 184) et l'écluse de
l'océan (km 187) fut horrible. Une lente progression à la limite de l'arrêt
total. Mes pas zigzaguent entre le canal à droite et les platanes à gauche.
Deux chemins s'offrent à moi : celui de hallage, plat mais truffé de
racines et de pierres ou un second en hauteur, plus praticable mais alternant
côtes et descentes. Aucune des deux solutions m'enchante. De toute façon, rien
ne m'aurait convenu … sauf de nouvelles jambes.
Je croise un accompagnateur qui prend de mes nouvelles. Vu
ma tête, il a compris que j'étais au bord du gouffre. Il m'assiste, me dit que
sa femme est un peu plus loin et que je peux lui demander n'importe quoi.
Réconfort passager qui n'arrivera même pas à me remobiliser.
Finalement, je franchis ces trois kms, retrouve ma femme et
me jette dans le coffre de ma voiture. Dodo, batteries épuisées.
30 minutes après, réveil, debout et c'est reparti.
Courbaturées, mes jambes répondent de moins en moins mais se détendent au bout
de laps de temps de plus en plus long. Heureusement, j'arrive encore à boire,
manger et pisser sans problèmes.
Km 190. Nous entrons sur la piste cyclable qui nous mènera
jusqu'à Toulouse. Cinquante bornes de bon bitume. J'étrenne cette ultime
portion par un petit vomi, une pomme de terre mal passée. Ma femme s'affole, je
ne me sens pourtant pas trop mal vu les circonstances.
Et comme d'habitude, je cours. Pas bien vite, mais j'avance
tout de même.
Km 200, écluse de Gardouch. La sécurité civile se jette sur
moi :
« monsieur, on va prendre vos constantes »
« non merci »
« si, si pour vérifier que tout va bien ».
Dans ma tête : Oh le rigolo , si tu crois que tout va
bien après 200 bornes c'est que tu n'as jamais du courir bien longtemps toi.
Laissez moi tranquille.
« chéri , stp, tu as vomi quand même ! »
Et voilà, balancé par sa propre femme. Je la choppe dans un
coin, entre quatre yeux, lui annonce notre divorce certain si on m'oblige à
m'arrêter. Plus jamais ce coup là, je préfère crever.
Le docteur approche, ses instruments à la main et mon avenir
entre ses doigts.
« Vous avez une bonne tête » me dit il.
Si en plus je lui plais …
-
Température corporelle : « ça
va »
-
Rythme cardiaque : fluctuant. Tu m'étonnes,
tu me fais flipper avec tes conneries.
-
Pression artérielle : haute, très haute.
Mais visiblement pas trop. Je peux repartir. Aussi vite que je suis arrivé. Ne
pas s'attarder au cas ou un changement d'avis serait à l'ordre du jour.
Ma fuite prendra fin quinze mètres plus loin sur la
banquette arrière de ma voiture. Pause, à nouveau. Mon temps estimé d'arrivée
s'éloigne inexorablement. Nul doute qu'une seconde nuit à l'extérieur m'attend.
La fin est difficile. Cette piste cyclable ,n'en finit plus
d'alterner côtes et descentes. Et dire que je me moquais de ces 250 m de D+.
Je multiplie les mauvais choix par fainéantise ou épuisement
avancé. J'opte pour une sente plate le long du canal au lieu de rester sur le bitume grimpant. Je me
retrouve vite perdu au milieu d'herbes hautes, piqué par des moustiques dont
j'ai troublé le repos.
Et me revoilà en train d'escalader le talus pour accéder à
la piste cyclable que je n'aurai jamais du quitter. A genou, tout est bon pour
se hisser sur ce promontoire qui culmine à quelques dizaines de cms au dessus
de ma tête. Je me traîne, à plat ventre, pour finir par atteindre cet Everest.
Allongé à même le bitume, en pleine nuit, la joue sur les
graviers, la situation ne me fait plus beaucoup rire .
Debout. Redresse toi. Avance encore, tu vas pas rester là à
lécher le sol pendant des heures.
Alors je m'extirpe de ma torpeur et boitant de plus en plus
bas, je continue ma lente avancée. Mon GPS a même du mal à capter une vitesse
de progression.
Quelques kms plus loin, dans l'obscurité la plus totale, je
capte un mouvement furtif derrière moi. Une sensation bizarre d'être suivi. Je
me retourne et perçois une frontale en approche. Perdre une place ne m'importe
plus guère. Par contre, m'accrocher au rythme de mon poursuivant pourrait me
relancer.
Je me retourne à nouveau et j'ai l'impression que la
frontale va se cacher derrière un arbre. Étrange. J'aligne quelques pas
supplémentaires et pivote une nouvelle fois. La frontale refait des siennes et
se cache à nouveau à ma vue. Merde … Qu'est ce qui se passe encore.
La fuite est une option désormais impossible. Mon allure
d'escargot ne me permet même plus de larguer un quelconque gastéropode , alors
un homme …
Pas le choix, va falloir être courageux et affronter le
danger en face. Je me place sur le bord, éteins ma frontale, pisse une centième
fois et patiente.
Quelques instants plus tard, un concurrent apparaît, tout
surpris de me voir là , tel un zombie surgit de l'obscurité. Plusieurs mots
d'encouragement et je n'arrive même pas à m'accrocher au train imprimé par mon
collègue. Coup de bambou supplémentaire dont je n'avais nul besoin.
La fin du parcours tient du supplice. Je tente bien
d'écouter de la musique pour me relancer mais le rythme trop rapide de celle ci
diffère tellement de ma lenteur que je ne la supporte pas.
Toulouse est là, les hôtels, la lumière, les bâtiments. Je
touche enfin au but. Je frôle les 3 km/h. N'importe quel banc, muret ou
barrière me donnent l'occasion de m’asseoir. Le bénévole du dernier ravito
m'annonce qu'il vaut mieux que je ne sache pas à quelle heure mon arrivée est
prévue. C'est dire ma vitesse.
Un pas après l'autre,je pénètre dans le dernier km. Les
premiers l'ont fini à 12 km/h. Moi, à 300 m du but, je trouve une rambarde de
pont sur laquelle me poser. Dernier effort de volonté, dernier effort pour un
physique usé jusqu'à la moelle.
Ma femme m'attend, emmitouflée dans un duvet fourni par un
bénévole. Je franchis la ligne en 40h40 à la 13ème place. Le tout dans un
anonymat le plus complet qui ne pose aucun problème. J'étais là pour me prouver
que j'en étais capable et j'ai réussi. Le reste m'importe guère.
Il est 4 h du matin, nous rentrons directement à l’hôtel
pour une douche et un sommeil bien mérité. Nu , j'observe les multiples
irritations et brûlures sur mon corps éreinté.
Mes deux gros orteils sont
déformés, suffisamment pour m'inquiéter.
Nous repartons donc voir le doc sur la
ligne d'arrivée.
Rien d'inquiétant ,ampoules sus inguinale : percer
et attendre. 10 jours après, mes deux ongles tomberont intégralement laissant
mes orteils à vif, torturés.
La suite du programme est simple : dodo et manger. Se
défaire du rythme de sommeil de la course me prendra plusieurs jours.
Le jeudi soir , un repas de clôture est organisé pour offrir
les récompenses aux différents vainqueurs.
Moments chaleureux, partage
d'expérience et conseils dans l'escarcelle je tourne une page supplémentaire de
ma vie sportive. La plus belle mais sûrement pas la dernière .
Remerciement multiples :
-
Merci à ma famille pour avoir supporté les
dizaines d'heures d'entraînement sans broncher.
-
Merci à tout ceux qui m'ont suivi durant cette
épreuve et qui m'ont apporté leur réconfort.
-
Merci à mon père pour le déplacement qui restera
dans ma mémoire.
-
Merci à l'organisation sans qui ce genre
d'épreuves n'existerait pas.
-
Merci aux kikoureurs que j'ai croisé furtivement
ou plus longuement : Jean phi, Will, fastoch et sa femme (et leur seconde
place)
-
Merci aux autres coureurs et à leurs
accompagnateurs. J'ai pu approcher des mythes et faire parti quelques heures de
la même famille.
-
Et un grand merci à ma femme , sans qui rien
n'aurait été possible. Te souviens tu de ce que nous avions dit après
l'armorbihan ? Tant que nous n'aurons pas trouvé les limites de mon corps,
on cherchera toujours plus loin. Tu sais donc à quoi t'attendre. Et plus
d'appel aux secours ok ?
Côté organisation :
De nombreux reproches ont été adressés à l'organisation. De
mon côté, je vais parler de ce que j'ai vécu, de mon expérience personnelle.
-
d'abord, le site internet de l'épreuve fut trop
léger en renseignements : lieu de la pasta party, ou sont les ravitos, de
quoi sont ils composés, quel resto pour le repas de clôture …. sans les
demandes facebook, de nombreuses informations ne nous seraient pas arrivées. Et
même avec celles ci, nous n'avons appris des choses que pendant l'épreuve. Gros point noir pour moi.
Tout aurait du être clair, écrit noir sur blanc pour ne pas prendre aux
dépourvus certains coureurs.
-
Christian, l'organisateur, ne m'a posé aucun
problème. Il a répondu à mes coups de téléphone et à toutes mes questions. Je
ne lui en ai certes pas posé beaucoup. Je comprends toutefois que son caractère
entier, sanguin et son verbe haut puisse déranger certains.
-
Le road book, sauf une erreur de km qui fut
récupérée sur la fin, a été précis et sans hésitations.
-
Les bénévoles au top !
-
Le trophée de finisher et le dossard sympas ,
manque seulement un t-shirt (je trouve)
-
Face aux manques d'infos du site et après
lecture de nombreux récits des éditions antérieures, j'ai préféré opter pour
une logistique personnelle. Ma réussite vient de ce choix.
Et je ne comprends toujours pas comment certains sous la
canicule sont partis avec si peu de boisson.
-
De plus , il ne fallait pas confondre points
d'eau (à trouver grâce aux éclusiers) et ravitos. Il fallait comprendre que
cette épreuve demandait une bonne grosse dose de débrouillardise.
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Bravo aux 25 finishers sur la soixantaine de
partants.
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Les balises GPS furent une bénédiction pour
pouvoir être suivi par son entourage.
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Le prix d'inscription est, je trouve, trop élevé : 150 euros. Bien
qu'une grosse majorité soit offerte à une association. Moitié moins m'aurait
semblé logique (comme à l'armorbihan).
Pour le reste des critiques, je n'ai pas à en juger car ce
sont des situations que je n'ai pas eu à vivre (rapatriement …) et à aucun
moment , je ne me suis senti « en danger ».
Ce qui est certain, c'est qu'un accompagnateur vélo ou
voiture me semble obligatoire face au faible nombre de ravitos et à la chaleur
suffocante que cette période de l'année offre.
Résultats ... ici !
merci aux différents photographes !
Quelle épreuve ! Je suis vanné rien que de te lire. Trop grosse distance et trop plate pour moi.
RépondreSupprimerBravo à toi d'avoir été au bout du bout !
Ampleur, sueur, courage, amour, pugnacité, rebondissements, plaies et fesses : ce CR est encore mieux que Game of Thrones !!! ^^
RépondreSupprimerSérieux encore bravo à toi et merci de nous faire vivre ça par CR interposé.
Ben L
SPLENDIDE MONSIEUR
RépondreSupprimerTrès beau récit d'une belle et rude aventure.
RépondreSupprimertres beau recit et encore bravo a toi david respect a bientot bonnes vacances a toi et ta famille.je t'ai suivie sur internet je me disais .je sais qu'il vas pas lacher comme sa encore bravo a toi et ta femme a plus stephane
RépondreSupprimerArnauddetroyes
RépondreSupprimerGenial tu es déjà pret pour faire le MDS après ca comme aventure .Felicitations c est énorme en vue de la chaleur et de la distance.
Hate de lire tes prochains exploits!
bravo !!! très grosse force mentale, c'est impressionnant !
RépondreSupprimerattention aux descente d'organe, t'as l'aine sous les doigts de pied ? inguinale ou ungueal ;-)
Chapeau David une nouvelle fois ! Mais cette fois-ci c'est incomparable eu égard à la distance et aux conditions assez extrêmes.........En te lisant j'en ai eu presque la larme à l'œil car j 'ai ressenti tes émotions et je sais ce qu' elles signifient même si je n'ai jamais dépassé les 22 h de course.
RépondreSupprimerChapeau également à ton épouse, équipière inconditionnelle sur ce genre de course.
A bientôt
Manuwak.
bravo david superbe CR et belle gestion de course.
RépondreSupprimerA bientot sur un autre ultra
Terrible CR, probablement un des plus beaux que j'ai eu à lire. Merci !
RépondreSupprimerBien rigolé sur tes petits soucis de postérieur :)